45ème jour
12°50 S – 34°18 O

Nous progressons graduellement et péniblement vers le nord, en sens inverse de la direction générale d’un vent de 20 nœuds de moyenne, avec une mer agitée et une forte houle. L’objectif : la pointe nord-est du Brésil.

Ironiquement, je me rends compte que si j’étais passé là où je suis quelques jours avant ou quelques jours après, j’aurais sans doute eu des conditions de vent plus favorables sur ma route. Peut-être est-ce dû au fait que j’ai malheureusement cassé, lors d’une manœuvre au winch, la pierre porte-bonheur Maori (Pounmu) que je porte autour du cou…
Si c’est ça, la malchance ne sera que temporaire, car je l’ai remplacée par une autre, un peu plus légère et plus lisse, qui avait aussi été bénie par le prêtre Maori à Auckland.

Après avoir passé Recife, les vents devraient se réorienter dans la bonne direction pour notre route jusqu’à atteindre ce qui est la Sainte Mecque des marins : l’équateur, où j’ai bon espoir de retrouver, dansant avec Neptune, un groupe de sirènes accueillantes !

Dès lors, poussé par les alizés, il suffira (!) de passer les Caraïbes, le Pot-au-noir, puis contourner par la gauche l’anticyclone des Açores, pour arriver, au tout début du printemps, aux Sables d’Olonne en France. Encore tout un programme !

Ma principale préoccupation est la réparation que j’ai faite dans la grand-voile… Va-t-elle tenir ?

Au fait, bien que l’accès à internet soit très limité à bord, sachez que j’apprécie beaucoup tous les messages, commentaires et vœux de réussite que je reçois. Ils sont tellement nombreux que je serai sans doute arrivé aux Sables d’Olonne avant d’avoir réussi à les lire tous !

Entre l’équateur et l’arrivée, nous allons lancer un appel au soutien de notre projet Atlantic Youth Trust… J’espère que ce sera une réussite !

Vous le savez, l’instance de décision à bord de notre bateau est son association des résidents, qui est très active en ce moment. Avec la nécessité de remonter au vent, qui entraîne de nombreuses manœuvres, notre stratégie de navigation est l’objet d’intenses débats. L’expérience me montre cependant que dans cette situation, et avec le soleil qui nous use, la démocratie ne fonctionne pas.

En démocratie, la prise de décision divise, est inefficace et lente, et il est difficile d’obtenir que les choses soient faites. C’est pourtant le meilleur des systèmes qui ait été développé par les hommes pour permettre à tous de donner leur avis et diriger et faire progresser des sociétés civilisées.
Mais à certains moments il faut prendre des décisions rapides, virer de bord, changer de route et l’assumer !

Durant toute ma vie et mes différentes aventures, qu’elles aient été entrepreneuriales, la traversée de l’Atlantique à la rame dans un bateau gonflable expérimental de 16 pieds de long, ou la rencontre avec Jackie Onasis… Nombreux sont ceux qui ont dit de moi : « Oui il est clairement fou, c’est pas possible d’être aussi dingue ! »

En disant cela, on affirmait que j’étais une personne instable, qu’il ne fallait pas prendre au sérieux, qu’il fallait éviter mes nouvelles idées et ma manière de penser. En réalité c’était une peur de l’inconnu.

J’ai déjà eu l’occasion d’illustrer précédemment dans ce carnet de bord le fait qu’étiqueter quelqu’un de « fou » est une dérobade. A mon humble avis, cela signifie simplement que la personne qui fait le commentaire n’est pas en mesure de comprendre ce que vous faites, dîtes, etc… Et dans ce cas le raccourci est vite fait de le repousser.

Dans un sens, le fait de vivre vos envies et idées originales, et de les présenter au monde, fait de vous un empêcheur de vivre en rond… Et peut rendre les autres inconfortable et inquiet. Vous incarnez alors une sorte de conscience qui questionne la norme, et qu’ils cherchent à oublier. C’est pour cette raison qu’ils sont si prompts à vous écarter.

En totale contradiction avec ce qu’on peut en penser, pour se lancer dans des aventures aussi folles que de faire le tour du monde en solitaire sans assistance sur un Imoca de 60’ (avec une seule escale, rappelons-le !), il faut être absolument sain d’esprit ! Une personne véritablement « folle », comme nous avons coutume d’employer ce terme, ne pourrait pas survivre à cette aventure. Il faut effectivement être extrêmement bien organisé pour préparer ce voyage, conduire le bateau, faire que cette aventure soit équilibrée financièrement, et ne pas trop impacter la famille. Comme on le dit : « Si le chaos n’est pas organisé, ça devient la panique ! ».

A propos de ça, le message que je voudrais passer au travers de cet article de carnet de bord est le suivant : « Relax, pas trop de stress… Nous aurons tout le temps de nous reposer quand on sera mort… ! »

Cela étant dit, à tous les instants, chaque jour, chaque heure et chaque minute, je vis sur le fil du rasoir et je prends des risques. Le bateau est une masse d’énergie constamment en tension, et les forces mises en jeu sont telles que l’on ne sait jamais ce qui pourrait se passer. Durant chaque manœuvre : un tour à l’avant sur le pont, un changement de voile, un virement de bord ou un empannage… Tout peut arriver, même les accidents les plus bêtes.

Hier encore, après avoir vidé à la mer un seau de déchets – du type biodégradables, je ne vous fais pas de dessin… – j’ai mal estimé le rythme d’une vague, j’ai glissé et je suis tombé. Je me suis blessé à la jambe et mon œil a miraculeusement évité de s’embrocher sur une manivelle de winch.

Comme isolé dans une capsule spatiale – version moderne et choisie d’une cellule de prison – au large des côtes du Brésil, je me plais à relire la longue et fameuse « Ballad of Reading Gaol » (Ballade de la geôle de Reading) qu’avait écrit Oscar Wilde en mai 1897 lors de son exil en France, après avoir été libéré de la prison de Reading où il avait était enfermé pour « crime d’amoralité ». En clair, parce qu’il était homosexuel.

Les travaux forcés et l’enfermement l’affecteront au point qu’il ne produira plus que cette seule œuvre après sa libération, et mourra à Paris en 1900 à l’âge de quarante-six ans, dans le dénuement d’un hôtel bon marché dont il disait détester le papier peint. Ses derniers mots ont été : « Quelque chose doit s’en aller ».

Dans mon cas, je commence aussi à trouver monotones les murs de la capsule qui est mon abri depuis 45 jours… Un peu déprimant… Et j’ai bien envie de dire : « Le vent doit tourner » !

Dans son poème, Oscar Wilde parle d’amour, et d’un ami qu’il a rencontré en prison, condamné pour le meurtre de sa femme. Du fond de ma cellule flottante, et alors que les vents contraires ont (temporairement !) tué mon amour de la navigation, je fais le rapprochement de ma situation avec cet extrait du texte d’Oscar Wilde, tout en ne faisant pas mienne toutes les thèses de ce grand auteur.

« Yet each man kills the things he loves
By each let this be heard
Some do it with a bitter look
Some with a flattering word
The coward does it with a kiss
The brave man with a sword. »

« Some kill their love when they are young
And some when they are old
Some strangle with the hands of Lust
Some with the hands of Gold…
The kindest use a knife
Because the dead soon grow cold »

« Some love too little, some too long
Some sell, and others buy […] »

« Et tous les hommes tuent ce qu’ils aiment
De tous que cela soit entendu
Certains le font d’un regard amer
Certains avec un mot flatteur
Le lâche le fait d’un baiser
Le brave avec une épée ! »

« Certains tuent ce qu’ils aiment lorsqu’il sont jeunes
Et certains lorsqu’ils sont vieux
Certains les étranglent avec des mains lubriques
Certains avec des mains d’or…
Les plus gentils utilisent un couteau
Car les morts refroidissent vite »

« Certains aiment trop petit, certains trop longtemps
Certains vendent, et d’autres achètent […] »